Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

vendredi 26 décembre 2014

Jour 32

LE RÊVE


Voilà dix jours que nous faisons de la poterie toute la journée. Nos œuvres prennent forme. L’ambiance est joyeuse, nous nous entendons tous bien. 

Sophie est un peu à l’écart, elle a l’air un peu triste. Parfois, elle rit de bon cœur aux plaisanteries et au chahuts, on sent que ça lui fait du bien, et puis elle retourne dans une semi-réserve. Elle a fait quelques allusions qui nous ont fait comprendre qu’elle vit une rupture difficile.

Ce matin, au petit déj’, Claudia lui a donné une lettre pour elle que le facteur a délivrée. Elle l’a lue, et puis elle partie rapidement en direction de sa chambre. Elle est arrivée à l’atelier un peu avant midi, les yeux rouges, la mine triste. Personne n’a rien dit, elle était au bord des larmes. Elle n’est pas venue à table avec nous à midi, et on ne l’a pas revue avant le repas du soir.

À dessein, je m’assied à côté d’elle. Pleine de sollicitude, je lui demande le plus légèrement possible:

— Ça va?
— Non, ça ne va pas du tout.
— Oui, effectivement, ça se voit.

Il ne lui en faut pas plus pour s’épancher. Elle raconte son histoire en en versant des larmes. Nicolas et elle étaient ensemble depuis huit ans. Elle avait fini par le considérer comme acquis. Pour autant, elle revendiquait sa liberté et son indépendance, elle ne donnait pas vraiment un signal qu’elle était prête à s’engager. Lui, après tant de temps, il voulait se marier, envisager la suite, les enfants… Elle se faisait désirer, elle reconnaît son égoïsme sur ce coup-là. Depuis une semaine qu’ils sont séparés, elle a eu le temps d’y réfléchir longuement. Et puis un jour, il en a eu marre d’attendre, et il a rompu. C’est alors qu’elle s’est rendue compte à quel point elle tenait à lui et qu’elle avait envie d’avoir des enfants avec lui. Mais c’était trop tard. Elle a tenté de le retenir, mais il en avait déjà rencontré une autre. Une histoire terriblement banale.

Avec Ana, on l’écoute. Quand ils nous ont vue entourer Sophie qui pleurait, les garçons se sont installés à l’écart, nous laissant entre filles. Sophie se raconte longuement, elle pleure beaucoup, nous lui passons des mouchoirs. On y va à l’occasion d’un mot encourageant, d’un conseil, mais ce qui lui fait manifestement du bien, c’est de pouvoir exprimer son chagrin, ses regrets.

— Mais tu crois que ça peut s’arranger? demande Ana.
— Ben non. La lettre que j’ai reçue ce matin est formelle. C’était mon dernier espoir, mais là, c’est cuit, il faut que je me rende à l’évidence. Je m’en veux, mais je m’en veux! Il me dit qu’il emménage chez elle le week-end prochain, il laissera la clef de mon appartement dans la boite aux lettres. J’avais prévu ce stage depuis un moment, j’ai pensé qu’un temps de séparation nous ferait du bien à tous les deux, ça nous donnerait le temps de réfléchir. Si j’avais su qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre, je ne serais jamais partie.
— Tu crois que ça aurait empêché quelque chose?
— Je ne sais pas. Non. Si. Peut-être. Je ne sais pas.

Elle recommence à pleurer et nous la consolons comme nous pouvons. Nous parlons ainsi jusqu’à très tard dans la nuit, et c’est vers deux heures du matin, ivres de mots, que nous l’accompagnons à sa chambre. Si son chagrin est toujours là, du moins semble-t-elle plus détendue. En tous cas, elle est assomée et je parie qu’elle n’a pas dû mettre longtemps à s’endormir. 

Les jours suivants, elle retrouve le sourire. Elle participe plus. Elle s’investit mieux dans sa création céramique et se mêle plus aux discussions avec les autres qui l’entourent avec chaleur. Ils l’ont vue pleurer l’autre soir, ça suffit à déclencher la sollicitude collective. On lui sourit, on lui pose tendrement la main sur l’épaule, on lui demande si ça va avec sincérité, autant de gestes de bonne volonté dont chaque humain est naturellement capable. Ça lui fait un bien fou, et Sophie va mieux. 

Trois jours après, quand je m’inquiète une fois de plus de son moral, elle me remercie et avoue que si nous n’avions pas été là, l’autre soir, elle aurait avalé son tube de somnifères. Je la regarde bouche bée. 

— T’es sérieuse?
— Totalement.

Elle affirme cela froidement, du même ton qu’elle aurait pour me donner l’heure. Elle me glace le sang. Je fais un flashback au moment où je me suis assise à côté d’elle; je constate qu’il était alors impossible de lire cette intention de l’extérieur. Je frémis à l’idée que si nous n’avions pas engagé la conversation, on l’aurait retrouvée morte le lendemain. Je me dis qu’on a bien fait, avec Ana, de l’entourer ce soir-là. Quand je lui relate la chose, mon amie est saisie comme moi.

— Tu crois qu’elle l’aurait vraiment fait?
— Le ton sur lequel elle me l’a dit, je suis sûre que oui. Tu te rends compte? 
— Dans des moments comme ça, je suis contente de savoir que ma vie sert à quelque chose.
— Comment cela?
— Écoute, si ma vie à la fin n’aura servi rien qu’à cela: éviter qu’une Sophie ne commette un geste définitif, alors ça vaut la peine d’être en vie, tu ne trouves pas?
— Mh… Vu comme ça, c’est joli, c’est vrai. La marche du destin… Si elle ne l’avait pas dit, on n’aurait jamais su qu’on a sauvé une vie, l’autre soir, mais c’est ce qui s’est produit.
— Voilà! C’est cela. On ne sait pas toujours quel impact ont nos paroles ou nos gestes, mais je constate une fois de plus que rien n’est anodin. 
— L’effet papillon. 












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