Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

dimanche 28 décembre 2014

Jour 34

LE RÊVE

Une famille d'Américains est arrivée hier soir. Lindsay, Jake et Dylan, leur fils de six ans. Ils nous rejoignent ce matin à l’atelier. 

Voilà dix jours que je suis à l’élaboration de ma fontaine, et je suis contente, ça avance bien. Arnaud commence à très bien se débrouiller au tour, il arrive à maîtriser les grosses pièces. Je le regarde faire, fascinée. J’aime voir les potiers qui tournent des immenses pièces. J'aurais toujours voulu faire pareil, mais je n'ai pas assez de muscles. 

Claudia attend que quelques pièces soient bien sèches pour compléter le four et faire une cuisson de biscuit. C’est une première cuisson à 700° qui durcit l’argile sans la vitrifier encore. Comme nous tournons du grès, la cuisson de maturation se fait autour des 1300°. Arnaud pourra alors se lancer dans l’émaillage. Il a tourné une série de petits bols pour faire des essais avant de se lancer dans les décors sur les grandes pièces. Vu comment nous sommes productifs et avec encore trois artisans supplémentaires, nous allons pouvoir voir le résultat de nos pièces plus rapidement que prévu. C'est qu'il faut remplir le four au plus serré avant de lancer une cuisson, sinon elle n'est pas homogène et ça peut provoquer des dégâts, et puis c'est une question de rentabilité également. Pour le biscuit, on peut empiler les pièces en faisant attention tout de même au poids sur la première pièce de la pile, car la terre est crue. Pour la cuisson d'émail, c'est une autre histoire.

Sophie va mieux. Après notre nuit de discussion avec Ana, elle a passé une journée un peu à l’écart à beaucoup pleurer. Et puis elle est revenue à l’atelier et a recyclé l’argile des pièces qu’elles avait commencées. Elle a attrapé 25 kgs de terre chamottée et l’a plantée sur une grande planche. Et puis elle a pris une grande inspiration et a asséné un gros coup de poing au centre de la motte en poussant un gros râle. Nous l’avons regardée, elle a dit:

— Je m’exprime, OK?

OK. Elle se met à taper la terre avec toutes ses émotions: tristesse, colère, frustration, elle la bourre de coups de poings, de gifles, de griffures tout en ahanant et en soupirant. À un moment, elle en arrache un morceau, on dirait un démanbrement, et puis dans un mouvement de moulinet, elle le colle violemment au sommet de la motte. Ça produit une arabesque magnifique, Sophie est saisie par sa beauté. 

À partir de là, tout en restant véhémente, elle maîtrise ses gestes. Elle commence à  élaborer, en faisant bien attention de ne pas toucher l’arabesque. Puis le calme revient de plus en plus et elle se met à sculpter sur cette structure de base. Nous la regardons à la dérobée. Moi, je la filme depuis trois minutes en catimini.

Sophie est une Parisienne bon chic bon genre qui vient dans le Réseau pour la première fois. Elle est guide touristique. Férue d’histoire et d’architecture, elle a étudié l’histoire de l’art et connaît les monuments de Paris comme personne. Elle propose des visites guidées d’une partie du musée du Louvres, de Notre-Dame, du musée des Beaux-Arts et de son préféré, le musée d’Orsay. Elle commence par raconter l’histoire du bâtiment qui, d’une gare, et devenu un musée, puis elle est intarissable sur l’architecture et sur les œuvres exposées. Elle adore son métier. 

Plutôt discrète, elle paraît sage et bien élevée. Ces derniers jours, triste, repliée sur elle-même, elle donnait vraiment l’image de la personne conforme. 

Quand je lui fais voir la video, un peu plus tard, elle est émue. 

— J’étais sûre d’avoir l’air d’une folle ou d’une harpie, je m’en foutais, remarque, ça m’a fait tellement de bien! C’est beau, ces gestes! C'est beau, cette sculpture qui apparaît.
— Magnifique. Un beau moment d’inspiration. Tu savais que tu avais cela en toi?
— Non, je le découvre.

Les jours suivants, son regard et son visage changent. Sophie la sage a ouvert la porte à Sophie la sauvage et lui a fait une place en elle. L’artiste et l’œuvre prennent vie en même temps. 

Son épisode a changé la donne dans l’atelier, nous avons tous bénéficié d’un vent d'inspiration. La créativité collective s’est débridée, nous dépassons nos limites et osons sortir de notre zone de confort. Ça donne un peu plus de terre à recycler que les jours précédents, mais ce n’est vraiment pas grave.












Aucun commentaire: