Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

dimanche 25 janvier 2015

Jour 61

LE RÊVE

— C’était comment, la vie, avant?

Nous échangeons des regards entre anciens. Je ne peux pas dire «vieux», aucun de nous n’en a l’air, pourtant nous avons un âge certain. Un des jeunes m’entend penser et demande:

— Vous avez quel âge?

Ça fait rire tout le monde, car plus personne ne compte, de nos jours. Nous énonçons chacun notre chiffre à tour de rôle, nous avons entre soixante et soixante-huit ans. D’autres adultes se sont mêlés à notre groupe, ils sont plus jeunes et doivent faire le calcul avant de répondre.

— Voilà l'un des grands changements, dis-je. Avant, notre âge nous accompagnait tout le temps. Nous fêtions les anniversaires et il n’y avait pas moyen d’échapper à la notion de vieillesse. Toute la société nous le rappelait tout le temps. Je me rappelle avoir vu un jour un documentaire sur une tribu reculée du Maroc qui vivait à l’écart de ce qu’on appelait la civilisation et qui fabriquait de l’huile d’argan. Ils allaient ensuite la vendre en ville, et le journaliste demande combien de temps ça leur prend. «Ça prend le temps que ça prend» répond un homme buriné. Difficile de lui donner un âge, il était énergique, dynamique, il dégageait un feu intérieur vif mais il avait le visage complètement ridé. Justement, se rendant compte que sa notion du temps n’est pas la même que la nôtre, le journaliste lui demande son âge. Vu l’échange entre le bonhomme et l’interprète, on réalise qu’il ne comprend même pas la question. Gentil, débonnaire, il hausse les épaules et répond en souriant: «Je ne sais pas. Dix-huit ans». J’ai adoré. Il en avait manifestement au minimum cinquante mais sûrement beaucoup plus, et dans sa tête, dix-huit ans. 
— Pourquoi vous comptiez?
— Va savoir… C’était une convention collective. 
— Tous les ans, on se rappelait qu’on vieillissait, qu’on s’approchait de la mort, en quelque sorte.
— Dans le fond, ajoute Ana, beaucoup de négatif était ainsi induit dans nos consciences. Au début, la médecine était là pour soulager, guérir; à la fin, c’était devenu une grosse machinerie à faire du fric. On a passé d’aller voir le médecin et n’en ressortir qu’avec quelques bons conseils d’hygiène de vie à aller voir le médecin et en ressortir avec des rendez-vous chez divers spécialistes pour des examens coûteux, une longue prescription de médicaments et un rendez-vous pour la semaine suivante. Nous avions l’assurance-maladie. Écoute bien le nom: l’assurance d’être malade. Pourquoi ne l’a-t-on pas appelée l’assurance-santé, ce qui aurait été plus exact?
— Ah oui, intervient Z., il y avait toutes les assurances: accident, chômage, invalidité, perte de gains, incendie, catastrophes naturelles, et la meilleure: l’assurance-vie. Encore un contresens, elle intervenait en cas de décès. C’était vraiment le monde inversé. 
— Mais pourquoi vous viviez ainsi, de façon aussi morbide? demande Alice.
— C’était comme ça, répond Arnaud. Une fois de plus, il faut considérer que pendant très longtemps, nous étions dans cette dimension de basse fréquence, dense. On baignait dans la dualité. Une chose avait forcément son contraire, comme une pièce de monnaie. Côté pile, et forcément le côté face de l’autre côté. Et puis la lumière à commencer à augmenter et à élargir la conscience. Imagine que tu nais et que tu vis dans une caverne depuis toujours. Un jour, un éboulement ouvre un grand trou au plafond et la lumière pénètre tout. D’un coup, tu vois ta caverne telle qu’elle est. Tu en vois nettement les contours, tu en découvres la beauté mais aussi toute la saleté et tous les recoins. On a eu ainsi une période pendant laquelle on a ouvert les yeux sur nous-mêmes. On a longtemps parlé de complot mondial, de conspiration de 1% d’entre nous pour prendre le contrôle sur 99%. Peut-être… Je crois que c’était surtout une évolution normale. Une spirale de lumière ascendante renforçant la spirale d’ombre descendante. Un mouvement prévisible dans la dualité. Mais la lumière allait forcément l’emporter, parce qu’à mesure que les choses s’ouvraient, s’allégeaient, le côté obscur se compressait, se densifiait. Ça serrait drôlement aux entournures, ça nous a obligés à nous demander pourquoi ça faisait si mal. La différence entre l’ombre et la lumière devenait flagrante et le choix une évidence. Quand tu aperçois un monde lumineux, rempli de couleurs et de diversités à l’extérieur de ta caverne, l’envie d’en sortir devient vite irrépressible.
— Vous aviez les religions, aussi, non? demande Christophe.
— Là encore. Sources de sagesse au départ, les mouvements religieux se sont calcifiés avec le temps. Les préceptes de vie sont devenus des dogmes. Au lieu de s’enrichir les unes des autres, les religions sont devenues des sectes, et les fervents des fanatiques. Toujours ce même mouvement de spirales contraires qui augmentent. Et puis il y a eu le temps des révélations. Tout ce qui était caché a été révélé. Quand la notion de Dieu a été mise à mal, ce fut une autre grosse secousse. Tout ce en quoi la plupart des gens croyaient s’effondrait. C'était la lumière dans la caverne sur l’état primitif et limité dans lequel on vivait.
— Ça a fait très mal, commente Ana. Tout le monde a passé un sale moment. C’était difficile. Je me rappelle, j’avais parfois l’impression de tomber dans un trou noir. Plus d’espoir. Le mental, les émotions et les sensations allaient dans tous les sens, alors que tout était paisible autour de moi. J’avais l’impression d’être seule au monde, dans une bulle, et que personne ne pouvait comprendre ni m’entendre. Ça ne durait pas longtemps, mais c’était très douloureux. Heureusement, une part de moi, hyperconsciente, me guidait. Bien sûr, la lumière éclairait aussi mon être supérieur, mon âme. Je la voyais mieux, cette part immortelle de moi-même.
— Oui, je confirme, dis-je. J’ai eu aussi ce genre de moments. J’étais de ceux qui avaient vu une faille dans la paroi de la caverne depuis pas mal de temps et qui cherchaient à l’agrandir. N’empêche qu'alors, j’étais dans une situation précaire, plus de possibilité d’emploi, le système partait en vrille, j’étais dans une ambiance de survie depuis des années et rien d’encourageant à l’horizon. Je me débrouillais, j’ai dû apprendre à vivre au jour le jour et à ne m’inquiéter des problèmes qu’au moment où ils se présentaient. C’était le bon truc, ça les a repoussés. Cela dit, je me sentais un peu coincée quand même. Impossible de faire des grands projets de voyage, comme j’aurais aimé, par exemple. Alors quand ça a commencé à s’allumer, mon espoir est revenu, même si le temps présent était plutôt catastrophique. 
— Moi aussi, je suis content d’avoir allumé ma lumière avant tout cela, dit Arnaud. C’était bien de ne pas être pris dans le gros vortex du moment. J’étais plutôt dans l’œil du cyclone. 
— Heureusement que vous étiez là, dit Viviane. Vous avez pu rassurer les autres.
— C’est vrai, dis-je. J’avais quelques personnes autour de moi particulièrement éclairées, quand c’était la tempête en moi, je me connectais à eux et ça me rassurait. J’imagine que j’ai dû, à l’occasion, faire le même effet sur d’autres. La solidarité commençait son œuvre.

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