Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 14 février 2015

Jour 81

LE RÊVE

Viviane rayonne. D’avoir autour d’elle des adultes bienveillants est une première chose qui favorise son épanouissement. Une autre chose est celle de découvrir qu’elle n’est ni une mauvaise personne, ni coupable de tout. 

— Je me rends compte que mon père ne me félicite jamais, tu sais, dit-elle alors que je viens de m’extasier sur le pan de mur qu’elle vient de peindre. 
— Ah bon? disons-nous avec Ana, pour l’encourager à continuer.
— Non. Quand j’ai des mauvaises notes à l’école, c’est punition et rétorsion, mais quand j’ai des bonnes notes, c’est «enfin». Un jour, j’ai eu la meilleure note, tu parles si j’étais contente; il m’a dit «peut mieux faire» en charriant. Ça l’a fait rire… Je te jure, ça m’a cassée. Il aurait pu dire «bravo», pour une fois! J’ai besoin d’encouragement, moi.

Elle dit cela comme si c’était une tare.

— Oui, comme tout le monde, dit Ana.

Viviane tient son pinceau en l’air et nous regarde sans bouger.

— Quoi? Ça t’étonne?
— Un peu, oui. Je pensais que quand on était adulte…

Cette enfant est plus endommagée qu’il n’y paraît. Ses modèles sont tellement monolithiques qu’elle se fracasse dessus. Un père autoritariste et cassant, une mère peu maternelle. Mathilde me paraît avant tout dévouée à son homme, il me semble que tout son amour lui est réservé. Je n’ai pas senti un taux d’amour très grand envers sa fille.

— Et ta mère, elle t’encourage? demandé-je.

Elle soupire en laissant tomber ses bras. Elle semble scanner sa mémoire à la recherche d’un souvenir d’encouragement.

— Ouais. Non. Enfin… Elle est tellement toujours d’accord avec mon père. Souvent, je sais qu’elle ne l’approuve pas, surtout quand il y va fort avec les engueulades, mais elle dit rien. Après, quand je suis malheureuse et que je pleure, elle vient me consoler. Elle me fait la morale, mais gentiment, elle. Avec elle, ça passe mieux; c’est vrai que des fois, j’exagère, mais je suis tellement mal dans ma vie que je fais n’importe quoi. 
— Comme quoi?

Cette fille est tellement canalisée que je me demande quel peut être ce n’importe quoi.

— Ben… Je sors avec les copains et je rentre en retard.
— De combien?
— Dix minutes, un quart d’heure. Si j’ai plus de retard, je me fais tuer!
— Mh… L’heure c’est l’heure, avec ton père, hein?
— Oui, il me dit qu’il me donne une heure de rentrée et qu’il doit pouvoir me faire confiance et que je dois être loyale. Mais bon, je dois toujours rentrer au moins une demi-heure avant tout le monde, des fois même une heure. J’ai des potes qui n’ont pas d’heure de rentrée…
— Tu voudrais ça?
— Ah ouais, ce serait cool, s’exclame-t-elle. 

Elle réfléchit, et après trois secondes:

— Non, en fait, je suis OK avec une heure de rentrée, mais on pourrait se mettre d’accord les deux. C’est toujours lui qui décide, il décide de tout pour moi, il dirige ma vie. Merde, j’en ai marre!
— Bon, alors ce serait comment si c’était idéal?
— Ben ça: j’aurais mon mot à dire pour l’heure de rentrée. Ou même: il me ferait confiance, lui, pour une fois, et je rentrerais quand je veux et puis…

Elle est submergée par cette soudaine liberté virtuelle. Elle pousse un gros soupir, et demande:

— C’est comment, dans le Réseau, avec les ados? Avec les enfants?
— Les enfants sont toujours entourés d’adultes. Imagine cette maison avec plusieurs familles et des gens de passage. Tous les adultes ont un œil sur les enfants quand il y en a autour d’eux. On veille à leur sécurité, mais aussi à leur éducation. Quand des enfants se bagarrent, on les laisse faire un moment, on n’intervient que quand ça déborde. Quand ça finit par des larmes — ça finit toujours par des larmes — on prend les enfants et on discute. Par exemple, dans le cas d’un môme qui veut pas prêter son jouet, on explique à l’un qu’il a le droit de ne pas vouloir prêter son jouet, mais qu’il doit le dire gentiment; et à l’autre qu’il doit accepter ce fait et ne pas chercher à le piquer. Des trucs de base, tu vois.
— Mais moi, j’ai jamais eu ça! dit Viviane. Il n’était pas question de ne pas prêter mes jouets à mon petit frère, je suis l’aînée, «je dois être raisonnable». 

Elle a prononcé ces deux derniers mots avec l’air pincé de son père, on a cru que Charles était de retour. Je me retiens de rire.

— Tu as un petit frère? m’étonné-je. Il est où?
— Chez mes grands-parents. Mes parents voulaient des vacances pour eux, pour une fois. 

La façon dont elle le dit me fait comprendre que voilà des parents pour qui les enfants sont une charge. Les vraies vacances existent quand la charge n’est pas là. Viviane n’a même pas conscience de cette énorme programmation. Je reprends:

— Donc, dans le Réseau, les enfants sont élevés par plusieurs adultes. Tous ne sont pas des foudres de pédagogie, mais ils apprennent ainsi que les adultes sont tous différents et ça les aide à aiguiser leur discernement. Quand un adulte est à côté de la plaque, il y a toujours un autre adulte pour rééquilibrer en douceur, et puis les parents ne sont jamais loin, et au final, c’est leur voix qui a le plus d’impact sur un enfant. Et franchement, les gens du Réseau ont une mentalité qui fait que des adultes à côté de la plaque, il n’y en a pas souvent. Regarde ton père, tu ne le verras jamais dans le Réseau, lui.
— C’est vrai qu’il est à côté de la plaque, dit Viviane avec rancœur. 
— N’empêche qu’à l’adolescence, malgré des bonnes conditions de vie, il y a toujours des jeunes qui se rebellent. L’année dernière, j’étais dans un village du Réseau du côté de Genève. Une communauté d’une trentaine de petites maisons autour d’une rotonde où il y avait la cuisine et la salle commune. On aurait dit un village de vacances, c’était super joli. Il y avait là un groupe de jeunes qui faisaient du bruit. Pourtant, les parents étaient cool, mais il fallait qu’ils montrent qu’ils avaient du caractère, je suppose; je ne sais pas, et je crois qu’eux non plus. Le grand frère de l’un d’eux avait un jour résumé son cas: «il doit faire son rebelle» avait-il dit. Ça nous avait aidés à relativiser, parce qu’on se prenait un peu la tête à se demander ce qu’on faisait de faux, les adultes. 
— Ils faisaient quoi?
— Ils y allaient fort. Ils sortaient, buvaient, fumaient n’importe quoi, s’éclataient la tête avec des pillules de toutes les couleurs. En rentrant, ils gueulaient sur tout et tous, nous traitaient de tous les noms, des fois, ils cassaient du matériel… Je restais à l’écart, dans les moments de crise, ce n’était pas mon truc, il y avait de gens qui géraient cela bien mieux que moi. Moi, j’intervenais plutôt après, dans les discussions. Ils n’ont jamais réussi à avoir raison avec moi. Je commençais par imposer un langage correct. Je disais que je discutais volontiers de tout, mais poliment et gentiment. Il y en avait un qui m’aimait bien. Il me faisait rire, quand il n’était pas d’accord, il me disait : «T’es très conne, s’il-te-plait». Il m’insultait poliment. Il y avait Arnaud, aussi. Quand on s’y mettait tous les deux, on démontait leur non-sens. Ça les obligeait à réfléchir juste. On déblayait leurs colères et leurs rancœurs pour arriver à l’essentiel. Et là, on avait des discussions intéressantes et enrichissantes. J’ai avancé, grâce à eux, parce qu’ils avaient des idées enrichissantes, à part ça. Quand je suis partie, il ne restait que deux gros rebelles. Les autres commençaient à se calmer, ils devenaient vachement bien, d’ailleurs. 
— Et vous faites quoi quand ils cassent du matériel? demande Viviane.
— Ah ben ils réparent. Toujours. 
— Comment? 
— Ils se démerdent. C’est inacceptable, ça, dans le Réseau. L’éthique, c’est de quitter des lieux si possible améliorés après notre passage, alors la casse de ce qui appartient à tous, ça ne passe pas. Je peux te dire que tous les adultes ont l’œil sur les casseurs, et ils n’ont qu’une alternative: réparer ou remplacer.
— Et s’ils sont tellement rebelles qu’ils refusent? demande Viviane.
— Euh… Ce n’est jamais arrivé, mais il seraient éjectés, c’est sûr. Sur le champ. Une fois, un jeune avait cassé un gros vase sur une terrasse. Très emmerdé pour le remplacer, il a regardé dans les magasins. Non seulement il n’a jamais retrouvé le même, mais c’était hors de portée de son porte-monnaie. On a alors fait un mini-conseil pour trouver une solution. Il n’y en avait pas des tonnes: soit il gagnait de l’argent et se débrouillait pour trouver un joli vase de remplacement, soit il le fabriquait lui-même. Ça lui a allumé une lampe, ça, l’idée de le fabriquer. On l’a envoyé dans un atelier de poterie, il y a passé trois semaines, il est revenu avec une jarre magnifique. On a tous adoré. Je peux te dire qu’il n’a plus jamais rien cassé, le môme.

Viviane boit mes paroles. Elle est asséchée de tant de compréhension. Elle mesure soudain sa situation. Nous faisons exprès, avec Ana, de ne pas casser du sucre sur le dos de son père, ce n’est pas le but. Il faut d’abord qu’elle prenne du recul par rapport à ce qu’elle vit pour mieux déterminer librement ce qu’elle veut vivre. Nous ne sommes pas là pour décider à sa place. L’urgence, dans son cas, c’est la prise de conscience qu’elle a le choix et le droit de choisir. Et ce n’est pas ce que son père induit dans son éducation. 












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