Le paradis TERRESTRE... Si on s'y mettait ?

samedi 24 janvier 2015

Jour 60

LE RÊVE

— Pour tout dire, continué-je, ce mieux est arrivé après une année particulièrement mouvementée. Il y a eu un bouleversement après l’autre, des attentats, des catastrophes naturelles, des dégâts causés par notre style de vie, toutes sortes de choses qui nous ont bien secoués. Par exemple, dans les pays où ils exploitaient le gaz de schiste…
— C’est quoi, ça? m’interrompt Jérémy.

Arnaud prend le temps de lui expliquer; lui et ses copains s’étonnent de savoir que les gens de la génération précédente en étaient encore à exploiter les énergies fossiles. Ils font des gags idiots sur le terme «fossile» qui me font me sentir très vieille, soudainement.

— Donc, ce gaz de schiste, une fois libéré de la roche dans laquelle il était coincé, avait tendance à répandre partout. Cette année-là, à cause des explosions en sous-sol, il y a eu des tremblements de terre qui ont libéré des grosses quantités de gaz qui se sont mélangées à l’eau, le gaz a pris feu et deux grosses rivières aux États-Unis ont été en flammes pendant des semaines. C’était à la fois magnifique et terrifiant.
— Un peu apocalyptique, ajoute Z.
— Mais pourquoi vous insistiez?
— Ah ça… Je me suis souvent posé la question, dis-je. La compulsion de gagner toujours plus d’argent, la compétitivité, l’avidité du pouvoir.
— Chercher à prendre le pouvoir sur les autres rend impuissant, déclare Christophe.

Je le regarde, le temps de synthétiser cette déclaration. Mais c’est qu’il a raison! 

— Hé oui, c’est vrai! dit Z. Le temps et l’énergie mis dans la quête de pouvoir, non seulement pour l’obtenir mais pour le conserver, nous déconnecte de l’essentiel, notre créativité.
— Ben oui, c’est évident, approuvent les autres.

Encore une fois, je prends la mesure de la vanité de nos vies antérieures et du chemin parcouru en si peu de temps. Voilà qui ne cesse de m’émerveiller.

— Et alors, ça vous a enfin servi de leçon? demande Alice.
— Ah oui, pas moyen de passer à côté, répond Arnaud. À peine les émotions commençaient à retomber d’un côté que de l’autre, une nouvelle catastrophe nous obligeait à sortir la tête du sable. Enfin, les décideurs se sont mis à bouger. Il y avait toujours ceux qui refusaient de changer, mais à la fin, ils ont soit changé leur fusil d’épaule, soit ils ont disparu. Ce fut une année méga chaotique, on n’avait encore jamais vu ça. Les gens devenaient fous, c’était l’année de la bizarrerie quantique. Plus aucune logique nulle part; à croire que certains perdaient l’usage de leur cerveau. Il a fallu respirer profondément et laisser passer. Le mieux était de se retirer du jeu et de laisser ceux qui voulaient hurler, s’engueuler, voire se taper dessus, jusqu’à ce la lumière les atteignent enfin. 
— Cette année-là, personnellement, je l’ai bien vécue, dis-je. J’avais eu mon lot de catastrophes les années précédentes, je commençais à discerner comment se débrouiller dans ce paysage. Effectivement, je suis restée à l’écart, ce n’était pas facile. Il y avait tout de même pas mal de choses qui faisaient monter les tours.
— À la fin de cette année-là, reprend Arnaud, enfin, la notion de se rassembler pour faire face aux défis à relever pour pouvoir survivre est entrée dans les entendements. Et ce qui m’a le plus énervé, mais bien énervé, c’est comment, une fois le cerveau pénétré de la notion, les gens qui n’ont fait que suivre le mouvement ont trouvé cela naturel. La mémoire de l’ancien a été immédiatement effacée, beaucoup prétendaient que ç’avait toujours été comme ça! Pendant un moment, j’ai eu envie d’écrire, de témoigner. Raconter comme le chemin pour en arriver là fut long et pénible, et puis j’ai renoncé. Finalement, c’est mieux de ne pas se souvenir. Faire place nette pour installer le nouveau. L’ancien est imprimé quelque part, ma théorie est qu’il fait partie de notre ADN, la leçon est intégrée, quelle utilité de se rappeler les détails?
— Ah oui, ajoute Ana, ça me rappelle comment on s’accrochait au «devoir de mémoire». Ne pas oublier pour ne pas recommencer, disait-on, alors qu’on continuait à être séparés, à vouloir prendre le pouvoir sur l’autre. Comment peut-on passer à autre chose quand, soixante ans après une guerre, on célèbre encore ses morts? Et le «devoir d’oubli», alors? 
— C’est pourquoi il va vous falloir très vite oublier ce qu’on vient dire, ajouté-je. Ces infos s’autodétruiront dans les trente secondes…

Encore une interruption pour expliquer l’allusion à cette très vieille série télévision. Pas toujours facile, la communication entre génération.

Justement, deux jeunes ont entamé une conversation à l’écart dans ce nouveau langage que nous devenons tous capables d’adopter. Je suis fascinée. C’est un mélange de sons, des diphtongues pour la plupart, des gestes, mais surtout un échange de regard. Comme si les idées passaient par les yeux. Je m’étonne de tout comprendre, non pas avec le mental, mais avec mon corps et même à distance. J’ai des antennes invisibles et un décodeur quelque part. Leurs propos me semblent infiniment plus précis que les mots. Transcrire ce qui est dit en phrases modifierait sensiblement sa signification, ferait descendre la conversation d’un ou plusieurs niveaux de fréquence et ôterait une grande partie des sentiments dont le discours, faute de l’appeler mieux, est chargé. Comme je viens d’être touchée par l’une de leurs remarques et que j’ai émis une réaction, les deux tournent la tête vers moi et me répondent. Nous échangeons un sourire et une vibration, et je reviens à la conversation verbale avec les autres. 














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